La Seine, calme et paresseuse, étirait son bras liquide dans la capitale, principale source de revenus pour bon nombre de parisiennes. Elles s’y traînaient chaque matin, le sac de linge sur la hanche et des chansons aux lèvres, prêtent à rendre les draps souillés du tout Paris plus blanc que blanc pour seulement quelques piécettes. Une belle brochette de sottes, selon Gaston.

Levé à l’aube, lui et ses comparses avaient passé leurs tenues de médecins, sales et délavées : le blanc n’arborait plus qu’une légère teinte grisâtre tandis que des tâches de vinasses s’étalait sur les collerettes. Visant un chapeau à large bord sur sa tête, ses cheveux bruns retenus en catogan, Gaston devait admettre qu’ils faisaient plus ou moins bien illusion. Avant de pouvoir retrouver leur activité antérieure – et une qualité certaines de leurs arnaques, ils allaient devoir gagner leur croûte. Pour le moment, cela faisait l’affaire.
Cela faisait dix jours qu’ils arpentaient la ville, s’arrêtant devant chaque groupe de lavandière pour promouvoir leur produit miracle : un véritable filtre d’amour, composé d’un peu d’eau de la Seine et d’une infusion de menthe. Et ils faisaient un carton. Ces idiotes n’y voyaient que du feu et ils s’en mettaient tous trois assez dans les poches pour pouvoir manger à leur faim dans les auberges de la capitale.

Gaston et sa bande étaient arrivés ce matin -là à l’aube, installant leur étal en bois à quelques pas seulement de la zone de travail des lavandières. Hercule installa l’affiche qu’ils avaient fait écrire par une de leur connaissance, puis dès que les premières gueuses arrivèrent pour le travail de la journée le chef commença son numéro « Philtre et sérum d’amour ! Un louis la fiole, pour une vie paisible avec vot’ p’tit mari. » Des regards curieux voire un peu méfiant s’attardèrent sur eux. Il ne se démonta pas, ses lèvres s’étirant dans un plus large sourire : « Allons mesdames ! Vous n’voulez pas vous assurez qu’votre homme reste près d’vous au lieu d’aller courir les tavernes ou la gueuse ? » fit-il avec un sourire charmeur. « J’préfèrerai que ce soit toi qui viennes me murmurer des choses à l’oreille mon mignon ! » gueula une jeune lavandière blonde, avant de darder sur lui ses jolis yeux lavande. Les femmes avaient toujours eu pour lui une affection particulière. Comment leur en vouloir ? Il approchait de la trentaine, entretenait un physique généreux et un charisme appréciable. Tout ce qui était nécessaire pour parvenir à les rouler dans la farine, en somme. « Alors achètes-en un lot, chérie, rien n’me ferait plus plaisir. » dit-il en lui fourrant une fiole remplie d’un liquide noirâtre dans la main.

Elle s’éloigna en roucoulant après lui avoir fourré un louis dans la main qu’il empocha avec avidité. Bientôt, plusieurs se pressèrent devant lui, lui demandant quelques renseignements en supplément. Puis, ses yeux s’attardèrent sur une très jolie rouquine. Très à son goût, jugea-t-il. Dommage qu’elle soit comme les autres. « Toi ma belle, t’as pas l’air du genre à laisser ton homme s’éloigner du lit. Mais mieux vaut s’assurer d’sa fidélité t’crois pas ? » Nouveau sourire, nouvelle œillade charmeuse. Une grave erreur de jugement.  

A la rue, Anna avait dû réunir ses maigres économies pour dormir dans quelques auberges miteuses, mais trois jours de si rudes traitements avait tôt fait d’avoir raison de cette bonhomie que l’on avait pu lui louer depuis plusieurs année aux côtés d’Aubépine de Cuigy dont le fils l’avait mise à la porte sans autre forme de procès. La raison de cette injustice ? Elle s’était refusée à lui. Oh, cela la rendait folle de rage dès qu’elle y repensait. Elle avait quitté la maison sans un mot, sans même avoir pu dire véritablement au-revoir à sa maîtresse.

La journée, elle tentait donc de trouver un emploi et ce qu’elle avait trouvé de mieux pour le moment, c’était de mettre sa bonne éducation au service d’un petit groupe de lavandière qui exerçait en bord de seine, chantant pour leur donner du courage en leur donnant parfois un petit coup de main et récoltant alors quelques menue piécette qui lui permettait de s’offrir un quignon de pain le soir venu. C’était mieux que rien, mieux que la mendicité, mieux que la rue, la maladie et la mort. Mais aussi mieux que de retourner à l’hôtel des de Cuigy pour s’aider aux caprices de ce porc ou que de rentrer à la Maison Sophie, sa maison, celle qui l’avait vue naître et lui serait revenue de plein droit fut un temps…

Nostalgique, elle soupira en prenant place sur le bord du lavoir, souriant à ces femmes qui commençait à l’apprécier, malgré la fatigue, la faim et cette désagréable odeur que portait la Seine à ses narines, elle fut un peu surprise de voir des médecins s’installer dans la rue. Ce qu’elle put lire sur leur écriteau lui fit plisser le nez. Des escrocs. Pour vendre un philtre d’amour, il fallait déjà être un menteur né mais en plus, pour le vendre avec autant de fautes, il fallait être un sacré idiot. Elle leva alors les yeux au ciel en commençant à les entendre mais surtout en voyant que ces femmes répondaient aussi naïvement à leur proposition.

Bientôt, la farce eut assez duré, posant une main sur le poignet de la responsable des lavandières de ce lavoir, prénommée Claudine, pour lui intimer de ne surtout pas tomber dans le piège, la rouquine se leva pour s’approcher du beau parleur, le scrutant avec dédain. Quand il l’accosta, il fit, comme beaucoup, l’erreur de la sous-estimer. Elle darda alors sur lui un regard noir, ignorant sa provocation.

« Parce que tu crois que je vais croire un crétin crotté se faisant passer pour un médecin ? Si ton philtre marchait, tu serais plutôt dans les bras de ta femme qu’en train de séduire ces femmes pour le seul compte de ta bourse. Mais t’as pas de femme, je me trompe ? Pas de famille sinon tes deux larbins. Alors dégages de là, on a du travail nous. Si un si grand médecin exerçait qu’il saurait guérir les hommes de leur infidélité, crois bien qu’il ne serait pas dans les rues à vendre son produit pour un misérable Louis mais à consulter au près des grands dans toute la capitale pour des sommes astronomiques. Mais les nobles savent lire. Alors quand on ne sait pas écrire le mot amour, ce n’est pas très crédible pour eux, n’est-ce pas ? Ah, et d’ailleurs, je n’ai pas de mari, j’en vois pas l’utilité alors ton eau de mort, tu peux la garder. »

Anna se tut alors, laissant le fiel de ses paroles enflammer celles qu’il avait réussi à tromper. Elle se détourna, retourna au lavoir, laissant la colère gronder alors qu’elle allait prêter main forte à Claudine qui lui sourit, cette fille était pas bien forte, elle peinait à frotter le linge avec toute la poigne qu’il fallait pour le blanchir, mais elle savait visiblement se rendre utile et nul doute que ses filles ne se feraient pas avoir deux fois.

Gaston se sentit fait comme un rat. La garce avait la langue acérée et bien pendue, ce qui ne manqua de provoquer un véritable émoi dans sa clientèle. En à peine une tirade, les lavandières paisibles et faciles à abuser se métamorphosèrent en de véritables furies, crachant et hurlant des insultes aux trois jeunes hommes. Même la belle gueule du chef de bande ne parvint pas à les apaiser, et il protégea sa modeste cassette des mains avides des gueuses réclamant leur argent : « Bas les pattes ! C’est à moi ! » clama Gaston en la maintenant hors de portées tandis qu’Hercule ramassait leur étal et que Jonas bousculait un peu les plus téméraires. Ils reçurent une avalanche de paniers, de brosses en bois, et de linges souillés qu’ils peinèrent à éviter.

En à peine quelques minutes, les trois brigands avaient pliés bagages avec seulement quelques piécettes de plus à associer à leur butin. Après un coup pareil nul doute que le bruit allait courir parmi toutes les lavandières de Paris, et que leur bande allait devoir abandonner leur arnaque illico presto.

Arrivé au repaire, Gaston se débarrassa de son veston austère avec agacement ainsi que de la paire de lunette qui couvrait les jointures de son nez de cire. La teinture noirâtre couvrant ses cheveux partirait avec un peu d’eau. Le déguisement était pour lui une seconde nature, même si avec leurs maigres ressources ils ne parvenaient pas encore à en faire des œuvres d’arts.
S’installant devant le seul miroir de leur planque, le jeune homme se débarrassait de son nez de cire en songeant à la fille qui avait tout fait capoter. Elle était futée, maligne et elle avait de l’ambition. Cette idée de vendre aux nobles et aux bourgeois de la ville était risquée, mais cela pourrait leur permettre de renflouer leurs caisses toujours aussi vides et de mettre du pain sur la table. Il arborait une mine songeuse en reprenant son vrai visage, et une heure plus tard ses cheveux étaient de nouveau aussi bruns et ternes que ses yeux bleus et vifs. La journée passa, longue et silencieuse, lorsque soudainement Gaston claqua la porte de la demeure après avoir décidé qu’il sortait sans ses deux acolytes.

Le jeune homme n’avait plus rien de comparable au médecin aguicheur du matin. Il arborait au contraire un air sérieux qui lui était peu habituel. Sa bouche faite pour le rire était figée en une moue sérieuse tandis que ses iris balayaient les ruelles. Il avait repris ses vêtements de la rue, et une dague pendait à sa ceinture pour dissuader les voleurs et autres brigands. Il y évoluait avec aisance, comme depuis sa plus tendre enfance, et c’est ainsi qu’il se retrouva bientôt appuyé à l’angle d’une ruelle pour observer les lavandières quitter peu à peu les bords de Seine. Son regard scrutateur recherchait la jolie rouquine du matin, et il ne parvint pas à la manquer – irrémédiablement attiré par elle. Cette fille n’avait rien à voir avec les autres, quelque chose en elle le perturbait sans qu’il ne parvienne à mettre le nez dessus. Il fit une moue et la suivit en conservant ses distances, puis lorsqu’elle tourna à l’angle d’une rue quasiment déserte, il saisit sa chance.

Attrapant le bras blanc de la donzelle, il l’attira contre lui son souffle heurtant le sien : « Attention» fit-il dans un sourire amusé : « Les rues sont dangereuses à Paris, on ne sait jamais sur qui on va tomber. » Il raffermit sa prise, la repoussa contre le mur alors que quelqu’un passa : « Tu me reconnais ? Tu as fait couler mon affaire ce matin, princesse.  Alors qu’est-ce que tu comptes faire pour réparer ça ? »

Les lavandières s'étaient indignée et avait tenté de récupérer leur dû sans y parvenir avant que les trois gredins ne disparaissent sans demander leur reste, sauvant les quelques pièces qu'ils avaient réussi à leur extorquer. Et Anna avait observé la chose se faire avec satisfaction, ne sachant pas vraiment ce qui prêtait le plus au rire entre leur accoutrement ridicule, leurs figures dignes de la troupe de Molière ou la manière qu'ils eurent de fuir, la queue entre les jambes. Mais elle ne s'autorisa pas le moindre éclat de rire, elle n'avait pas le cœur à sourire même, sinon par nostalgie. Aussi, même quand pour sauver leur orgueil blessé les lavandières se moquèrent amèrement de cette bande de voyous qui n'étaient plus prêts de faire commerce avec elle, elle resta stoïque, retournant à ses rêveries et bientôt à ses chansons qui lui rapportèrent trois pièces le soir venu. Quelle sotte elle avait été de partir comme ça, sans demander ses gages, par pur fierté. Combien de temps parvient-elle à tenir comme ça ? Elle ne savait pas. Toujours est-il qu'en laissant les femmes, le soir venu, elle ne savait pas vraiment si elle pourrait avoir quelque chose dans son assiette, il allait falloir qu'elle trouve une solution à cette situation, et rapidement.

Car en effet, Anna était bien déterminée à ne pas retourner à la Maison Sophie. Parce que, encore une fois, elle avait sa fierté. Puis rien ne lui garantissait qu'elle y serait encore la bienvenue après toutes ces années passées. Et elle ne voulait pas finir prostituée... Du moins, si la vie lui en laissait le choix parce que depuis quelques jours, elle semblait déterminée à la réduire à cet état.

Tout avait commencé avec le jeune baron de Cuigy qui avait eu le cran de penser que parce qu'elle était domestique dans sa maison, elle lui appartenait. Puis maintenant cette main qui avait fermement saisi son coude pour l'attirer contre un torse puissant. Elle tenta de repenser à ce misérable baron quand il s'était retrouvé les fesses par terre, chercha à se dégager en agitant ce même bras pris en étau par cette prise solide. Certes, Anna était peu avertie des dangers de la rue. Les dernières années, vécues dans le cocon privilégié de cette noble maison, l'avaient ramollie et fait perdre conscience de la menace pouvant planer. Elle serra les dents en se sentant pressée contre un mur, posant sa main libre sur le torse de l'inconnu pour le repousser.

Finalement, l'homme accrocha son regard et se présenta alors comme le fameux brigand en chef du matin dont elle avait mis l'affaire à mal. Elle pinça les lèvres, elle avait toujours eu le don de se faire des ennemis, c'était sans doute plus fort qu'elle. Elle le toisa en lui écrasant le pied de son talon - car oui, elle était partie de la demeure des Cuigy avec ce qu'elle avait sur le dos et ses effets étaient effectivement de bonne facture - afin qu'il ne la relâche et recule.

« Je ne suis pas une princesse du con. Et j'ai rien fais du tout, t'as qu'à mieux faire ton travail si tu veux faire gober tes bobards. Alors tu sais quoi, je vais rien faire du tout. »

Elle était à présent droite face à lui, grande, il la dépassait pourtant aisément mais cela ne semblait pas l'intimider un seul instant.