Madame Delmotte avait les mains grasses ; des mains énormes et suintantes qui sentaient le poisson. A vrai dire, tout son corps empestait. Du bout de ses orteils difformes aux lobes de ses oreilles pointues, elle imprégnait l'air environnant de sa sueur marine. Son visage, déjà ridé, se soulevait à chacun de ses pas, ses joues ballotant comme de la viande crue. Les commissures de ses lèvres, pincées à en disparaître, suivaient le mouvement coulant de son visage. Ni beauté, ni gentillesse, ni intelligence ; les raisons qui avaient poussées monsieur Delmotte à épouser la roturière étaient toujours restées inconnues à Pauline. Il fallait dire qu'il n'était pas un premier prix non plus, mais il aurait pu dégoter un monstre moins repoussant. Pauline n'avait jamais aimé ses parents. Du moins, elle ne se souvenait pas avoir déjà eu un sentiment autre que le dégoût à leur égard. Elle était fille unique, dû à la difficulté copulatoire de la masse informe de sa mère supposait-elle. Si elle s'était plus intéressée à l'histoire familiale, elle aurait pourtant su qu'une ribambelle de petit garçon n'était pas arrivée à leur terme. Sa mère ne l'aimait pas beaucoup non plus. Elle aurait voulu le garçon, celui que le chromosome Y paternel interdisait par sa faiblesse. Un garçon aurait pu devenir écuyer pour le maître de maison, aurait pu dépasser la pauvre existence terne d'une vie de servage. Elle ne plaçait que peu d'espoir en Pauline, dont elle trouvait par ailleurs la beauté révoltante. Si la fille ne voyait en la mère qu'un cochon de ferme, la mère trouvait face à elle une succube.
Pauline n'avait pourtant pas encore réellement conscience de sa beauté. Elle s'en doutait parfois, quand elle surprenait un regard allongé sur son corps ou qu'un homme de passage la dévisageait dans la rue. La jeune fille était encore très loin du mariage, et même son idée semblait irréelle.
La famille Delmotte était au service d'une riche lignée noble de la cour et avait un respect presque maladif envers cette classe sociale. La mère restait toujours droite, protocolaire. Elle serait morte de honte si elle avait su que sa fille jouait en égale avec celle de la famille - de trois ans sa cadette - durant son enfance, et morte de jalousie si elle savait que cette même fille de bonne famille avait fait de Pauline sa confidente, presque son égale, dans le lourd secret des tapisseries. Pauline trouvait dans cette relation une sorte d'exutoire à sa condition. L'amitié totale, dépourvue d'intérêt, était maintenant loin derrière ses quinze ans. Le pouvoir qu'elle possédait sur la jeune noble était hallucinant, et l'avoir dans les mains rendait Pauline presque ivre. Feignant l'amitié parfois, tombant à son propre jeu à d'autre moment, elle avait grandit cachée dans une cours dont elle connaissait tous les secrets. Le temps du mariage à un bon parti était venu bien vite, et tout en se promettant fidélité - l'une sincèrement, l'autre d'une relative bonne fois - les deux jeunes filles attendaient l'arrivée du riche inconnu.