Montréal - 1654

Ronan serrait les poings,les joues rosies par un mélange de jalousie et de colère. “J’ai dix ans, maintenant! Je suis un homme!”

Il y eut un silence avant que ces cinq frères aînés n’éclatent de rire. Leur père les fit taire d'un regard et posa une main sur la tête de son plus jeune fils. “Aye, t'es un homme. Pour ça que tu vas garder ta mère. On sait jamais ce qu'il peut arriver par ici…”

Ronan s’essuya le nez avec sa manche. C’était un mensonge, il le savait bien. Leur demeure était située à deux pas de la garnison et bien gardée. S'il y avait quelque chose à défendre, les soldats du roi et les hommes de son père pouvaient s'en occuper tout seuls. Il ne protesta pas, cependant, et hocha la tête sans prendre la peine de relever les yeux. Il y avait encore des livres à lire dans la bibliothèque.

Montréal - 1660

“10 écus pour tes 3 castors.” L’acheteur avait déjà la monnaie en main, une manière de signifier qu'il ne monterait pas plus haut.

Ronan était un peu en retrait par rapport à la scène, assis sur un tonneau de l'entrepôt et jouant nonchalamment avec une pièce. Il écoutait attentivement depuis le début. Jean et Mathieu étaient en charge de la transaction, mais ils avaient du mal à conclure. On lui avait dit que le bougre était dur en affaire, mais il lui semblait plus que ses frères n'étaient pas vraiment doués. Lorsque Jean bafoua quelques mots, Ronan ne pouvait plus tenir sa langue.

“10 écus? Voyons, Monsieur Lauzon! Voyez comment ils sont doux au touché.” Il sauta à terre et se rapprocha de la table où étaient étalées les trois peaux. “Nos coureurs sont les meilleurs. Là, regardez. Directement dans l’oeil. Et les trois sont comme ça. La peau n'a aucune trace de sang et les bêtes étaient assez grasses pour avoir plus de fourrure que n'importe quelle autre bête achetée ailleurs. Chacune vaut bien 7 écus!”

Lauzon plaça une main sur son manteau et caressa sa barbe naissante. “13 écus.”

“15 et tous vos prochains castors seront à 5 écus chaque.” Ronan soutient le regard de l’acheteur et leva un sourcil.

Finalement, le visage de Lauzon s’étira dans un sourire. Il posa sa large main sur l'épaule du jeune négociant. “Voilà comment j'aime faire des affaires!”

Quelque part sur l’océan Atlantique - Février 1672

Cela faisait maintenant plusieurs semaines qu’il avait embarqué. Dans sa poche, la lettre de son père à son oncle lui semblait peser plus lourd que du simple papier. Si Clément refusait de le recevoir, qu’allait-il advenir de lui? Il n’y avait pas vraiment pensé jusque là, se réfugiant dans le fantasme d’une vie parisienne bien rangée, protégée par la richesse d’un oncle bien-aimant. Mais la réalité pouvait parfois être plus cruelle et alors que le navire se balançait doucement au gré des vagues, Ronan se demanda s’il avait fait le bon choix. Il était trop tard pour se poser ce genre de questions, cependant.

À bien y repenser, il n’avait pas laissé grand chose, derrière lui. Il y avait bien une ou deux filles, mais aucune ne méritaient qu’il abandonne son rêve de noblesse. Il était aussi le dernier fils et n’allait probablement pas hériter de l’affaire familiale. Ses frères allaient lui manquer. Pas Jean, qui avait toujours été un parfait imbécile, mais Étienne, Louis et peut-être même Mathieu… Sa mère aussi.

Ronan poussa un long soupir et se tourna sur son hamac. Il tendit la main pour allumer la lampe à huile qui trainait sur un tonneau. La flamme déclencha une série de râles de la part de ses compagnons, mais il n’y prêta pas attention, trop envieux de noyer sa solitude dans le livre qui ne le lâchait pas.

Paris - 14 Mars 1672

Dans ce quartier surpeuplé, puant la pisse, la bière et probablement la mort, Ronan se sentait chez lui. Sur ses gardes et un peu stressé, mais chez lui. Tout ce sur quoi se posaient ses yeux n’avait à voir avec ce qu’il avait connu jusqu’ici. Là où la Nouvelle France offrait des kilomètres de paysages incivilisés, la France proposait milles et unes distractions. Plaisirs du jeu, plaisirs de la chair, que ce soit celle d’une volaille ou celle d’une femme… Ronan ne put s’empêcher de sourire à toute cette effervescence. Il ajusta le baluchon sur son épaule, bomba le torse et avança dans la foule.

Ce fut là qu'il la croisa pour la première fois, vêtue d'un rouge flamboyant. Elle était aisée, à n'en pas douter, et Ronan regretta sa tenue. Il voyageait depuis longtemps et devait trainer une odeur peu propice à aller charmer une dame. Il se mordit la lèvre, tâcha de retenir les traits de la belle et se jura de la chercher parmi sa future clientèle.

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“Tu es le portrait craché de ce vieux Gildas! Ça lui fait quel âge, maintenant?”

Ronan leva un sourcil. Il n'avait rien écouté, trop occupé à dérober des regard vers Eléonore et à maudire son sort. “67 ans”.

Clément rit. “Ah le vieux bougre! S'il m'avait dit qu'il avait autant d'enfants, je serais venu!” Le vieillard relu la lettre de son frère, passant son regard de la feuille à son neveu. “Bien sûr que je vais te prendre sous mon aile! Qu'est-ce qu'on va faire de toi? Un artiste? Un tailleur!”

“Mes talents sont plus... commerçants qu'artistiques.” Ronan offrit un sourire charmeur.

“Hé bien, c'est parfait! Travailles pour moi et je t'offres le logis, le souffle couvert et un petit pécule pour ton plaisir. Aller, vas! Tu dois être fatigué. On va te montrer ta chambre.”

Ronan s'inclina légèrement et sortit à reculons du bureau de son oncle. À présent qu'il était installer, le plus dur restait à faire: amasser une fortune suffisante pour s'acheter un titre. Et oublier la seule femme qui jusque là l'avait laissé sans voix...