« Mademoiselle Duchâtelet ! Mathilde ! Je vous en prie, cessez vos enfantillages et concentrez-vous sur votre broderie ou votre mère aura vent de votre comportement. » cria la nourrice des enfants Duchâtelet, les joues rougies par l’effort que lui demandait la surveillance de la petite dernière. Voilà plusieurs années qu’elle était au service de cette prestigieuse famille et jamais aucun de leurs enfants ne lui avait donné plus de fil à retordre que la petite Mathilde. Du haut de ses huit ans, cette dernière fixait sa nourrice avec un air de défi, commun aux jeunes de son âge. Le regard fier et sûr, elle attendait de la pousser à bout, comme à chaque fois et dans un élan de rébellion, elle cultiva le vice jusqu’à lui tirer la langue avant de s’enfuir en courant dans les couloirs du grand hôtel parisien que possédaient ses parents. Sa broderie, inachevée quoique réussie, tomba sur le sol, suivie de près par la chaise où la demoiselle avait pris place. Tout cela était un jeu à ses yeux. Un jeu qui manifestement ne faisait rire qu’elle. Ses précepteurs, sa nourrice, ses parents, tous étaient désemparés face à l’indocilité dont faisait preuve Mathilde. Ni les réprimandes, ni les punitions, ni les menaces ne semblaient faire effet sur le comportement de la jeune enfant, à croire que le Diable en personne la possédait.
Le rire de l’inconscience aux bords des lèvres, Mathilde s’amusait à faire tourner la tête de « Madame », comme elle se devait de l’appeler. Rapide et agile, elle dévala les grands escaliers de la demeure familiale. Les Dûchatelet était une famille bourgeoise connue et reconnue dans tous Paris et la grandeur de leur fortune était à l’égale de la renommée de leur nom. Afin de conserver leur place dans la société, les parents de Mathilde s’étaient évertués à élever leur progéniture comme des enfants de la noblesse. Tous savaient lire, écrire, compter, monter à cheval, manier les armes pour les garçons et tenir une maison pour les filles, et les aînés de la fratrie s’étaient d’ailleurs montrés consciencieux et responsables face aux devoirs que leur imputait leur nom. Néanmoins, Mathilde était une exception. Enfant gâtée, capricieuse, irrespectueuse, elle se complaisait dans la rébellion face à l’autorité et ce depuis son plus jeune âge. La demoiselle était aux yeux de ses parents de la mauvaise graine et quoiqu’ils fassent, ils ne parvenaient pas à l’éradiquer.
Ce fut la figure paternelle qui stoppa la petite sauvageonne dans sa course à tel point que le choc la fit tomber sur les fesses. Elle leva ses grands yeux bleus vers Jean-Baptiste Duchâtelet, homme froid et calculateur, qui l’observa en retour de toute sa haute stature. L’échange silencieux entre eux se déroula pendant quelques secondes avant que la nourrice n’arrive à leur rencontre, essoufflée par la descente des marches et son corset trop serré.
« Que faites-vous donc ici ? » demanda posément le géniteur, question inutile dont il connaissait déjà la réponse. Ses yeux d’un gris glacial étaient toujours posés sur sa benjamine.
« Mademoiselle Mathilde a encore fui son cours de broderie. J’ai essayé de la retenir monsieur, mais cette enfant est intenable. ». Jean-Baptiste Duchâtelet hocha lentement la tête avant de remettre sur pieds Mathilde. Cette dernière savait pertinemment ce qui l’attendait et se préparait déjà à la douleur lancinante que provoquerait la main de son père contre sa joue. La punition vint plus rapidement que prévue et sans attendre des larmes commencèrent à rouler sur les joues rondelettes de l’enfant. La mâchoire serrée, elle vint poser sa petite main contre la peau meurtrie, rougie par la violence du geste.
« Ramenez-là dans sa chambre et qu’elle y reste tant qu’elle n’aura pas compris que celui qui fait autorité ici, ce n’est pas elle, mais moi. Et ne lui apportez pas à souper ce soir. Le jeûne lui fera le plus grand bien. Peut-être même devrait-elle y prendre goût avant de rentrer au couvent. » Sur ces mots, monsieur Dûchatelet continua sa route. La nourrice attrapa Mathilde par le bras et la mena jusqu’à sa prison temporaire.
« Ne croyez pas que cela me fasse plaisir, mais c’est le seul moyen de vous faire entendre raison. » murmura la quarantenaire avant de fermer la porte à clé.
***
En ce jour saint, les cloches retentissaient dans la petite église située non loin de la capitale tandis qu’une jeune fille tout vêtue de blanc dévalait les marches de pierres, le sourire aux lèvres. Une joie d’une intensité pure avait pris possession de tout son être, au point qu’elle ne se sentait pas plus lourde qu’une plume, prête à flotter dans les airs dans sa robe de mariée. Le poids d’un nom méprisé s’évaporait enfin des frêles épaules de Mathilde qui n’était dorénavant plus que Madame Jacquet. A présent, elle n’avait plus à feindre, à se soumettre, à jouer à la « jeune fille convenable ». Elle était libre. Libre d’aimer son acteur, son amant. Libre de vivre la vie qu’elle voulait sans plus avoir à compromettre sa vraie nature au service d’une famille qui ne représentait rien à ses yeux. Excepté le souvenir de son frère Robert, Mathilde ne gardait rien de bon de ses jeunes années auprès des Duchâtelet. Et du haut de ses seize printemps, elle connaissait enfin l’indépendance, rêve d’enfant qu’elle gardait enfouie au plus profond de son cœur.
Loin d’être idiote, la jolie rouquine connaissait les risques qu’impliquait un tel choix. Sa vie allait changer de tout au tout. Elle ne serait plus l’héritière d’une riche famille bourgeoise à la dot incroyable, mais une simple femme du peuple, une actrice, aux revenus modestes. Or, l’amour l’avait guidé jusqu’ici et lorsqu’elle regardait son nouvel époux, aucun doute ne venait s’insinuer dans son esprit. Outre, le fait que cet acte était de la pure rébellion envers ses parents, Mathilde chérissait de tout son être celui qui partagerait à l’avenir ses joies et ses peines. D’ailleurs, n’étaient-ils pas liés par le péché de chaire ? Peut-être portait-elle déjà le fruit de leur union ? Quelle joie elle aurait de fonder une famille avec son amant au sein de la troupe de théâtre ! Cette idée lui fit tourner la tête tout autant que le baiser que Pierre déposa sur sa délicate bouche.
***
« Plus haute ta tête Mathilde, les gens où qu’ils soient dans le théâtre doivent t’entendre, tu le sais bien. » lui expliqua le jeune homme aux cheveux de jais tandis qu’il relevait délicatement le menton de la belle rousse. Si l’intonation de cette dernière ainsi que son jeu étaient irréprochables, elle avait tendance à incliner son visage vers le bas, ce qui avait pour effet de limiter la portée de sa voix. Un défaut que s’évertuait à corriger son mari afin de rendre Mathilde parfaite. La jeune fille possédait un talent indéniable pour la scène. Cependant, cet univers était encore nouveau pour elle, enfant née dans une riche famille où le théâtre se résumait à un divertissement et non à un gagne-pain, et il lui restait donc beaucoup de choses à apprendre.
« Je sais bien Pierre, crois-moi j’y travaille, mais ça n’a rien de simple ! » argua Mathilde, les sourcils froncés, impatiente de vaincre l’obstacle à la perfection de son talent. Un soupire de fatigue traversa ses lèvres tandis que son pied tapotait le parquet de bois d’un rythme empressé. Son dos la faisait souffrir au point que la seule pensée qui régnait dans son esprit était de s’allonger et de soulager son corps affaibli par la grossesse. Elle détestait être dans cet état, elle qui d’habitude ne parvenait pas à rester sur place et qui était à présent obligée de contrôler ses faits et gestes pour ne pas risquer le pire. La jeune fille arrivait bientôt à terme et si le bonheur de fonder une famille avec Pierre la réjouissait, l’idée de ne plus avoir ce poids constant dans son abdomen la rendait tout aussi hâtive de tenir son bébé dans les bras.
***
Tandis que le rideau s’ouvrait de nouveau sur les acteurs, la foule en délire applaudissant à pleines mains, Mathilde su qu’elle était au sommet de sa gloire. Elle était au centre, personnage principal de cette pièce qui plaisait tant, sa poitrine gonflée par l’orgueil que lui procurait sa réussite. Sa beauté ne laissait, certes, personne indifférent, aussi bien hommes que femmes, mais c’était surtout son talent qui époustouflait les spectateurs. Une réelle perle dans le monde du spectacle dont le nom commençait à se faire connaître. Cependant, outre Mathilde Jacquet, c’était également Mathilde Duchâtelet, la fille indigne, la bourgeoise déchue, qu’on venait voir telle une attraction. D’ailleurs n’était-ce pas ce que faisait Monsieur de Carrère en observant a propre nièce du haut de sa loge, la jugeant pour l’injure qu’elle avait fait à sa famille dans le seul but d’épouser un gueux, un moins que rien ? Une présence que Mathilde ne pouvait ignorer, une ombre qu’elle sentait planer sur elle lorsqu’il se déplaçait à ses représentations.
Plus tard, alors qu’elle se trouvait dans les loges après avoir récupéré les roses de quelques admirateurs, Mathilde reçut la visite de son oncle. Son visage, rayonnant jusqu’à lors, se ferma à la vue de cet odieux personnage dont elle se méfiait énormément. L’avarice pousse les hommes à bien des péchés et elle connaissait trop bien le défaut de de Carrère pour savoir que sa venue n’était pas juste une visite de courtoisie.
« Tu as donc troqué la vie respectable que Dieu t’avait offerte pour cette vie d’exhibition et de débauche ? Quelle sotte fais-tu ! Sais-tu dans quel état était ta mère, ma chère sœur, lorsqu’elle a appris ton mariage avec ce rien du tout ? Te rends-tu compte dans quelle position tu mets notre famille à chaque fois que tu montes sur scène ? ». Sa voix était dure, son être de glace, pourtant Mathilde n’en avait cure et du haut de ses 20 ans, elle était la personnification même de la fougue.
« N’avez-vous donc pas apprécié la pièce ? » demanda-t-elle d’un ton provocateur, son minois angélique trahie par la malice présente dans son regard avant de poursuivre :
« Cela m’indiffère. Cette famille-ci est morte depuis longtemps à mes yeux, tout comme vous ne représentez plus rien pour moi. De fait, ce n’est pas comme si vous aviez déjà compté. Aujourd’hui seuls la troupe, mon mari et mon fils sont assez dignes pour que je les désigne avec ce qualificatif. A présent, dites-moi la raison de votre venu et finissons s’en, j’ai à faire. » Si la jeune femme savait un langage plus châtié pour s’adresser aux gens du commun dont elle faisait à présent partie, elle gardait de son adolescence un parlé soigné.
« Je viens vous annoncer la mort de votre frère Robert, une chute à cheval mortelle. » Puis sans un mot, il s’éloigna, la laissant démunie face à une telle nouvelle. Ce frère qu’elle avait tant chéri, le seul de sa famille qu’elle n’avait pas haït de toute son âme et le voilà parti suite à un accident beaucoup trop bête. Mais, ce qui lui déchirait le plus le cœur, c’est qu’elle ne pouvait même pas lui dire adieu. Elle avait renié sa famille voilà plusieurs années, son deuil n’était donc plus justifié pour les siens qui la priverait de ce droit.
***